Sophie Feldmar, réalités dispersées


Elle crée des paysages, des lieux indéterminés, fictifs qui se situent partout et nulle part à la fois. Sophie Feldmar connaît le secret du monde entre les mondes où une inquiétante puissance régit cette proximité entre l’organique et l’urbain.


« Le paysage est envisagé comme un paradigme culturel, car inventé, organisé et composé jusqu’à devenir artificiel. Il se façonne à l’image de l’homme, non pas de manière anthropique comme pourrait l’être une rizière par exemple (...) Je crée à partir de photographies de repérages, des aberration urbaines, des surprises du quotidien prises en images que je couche ensuite graphiquement sur différents supports. »

Cet univers imaginaire à la fois attrayant, menaçant et fantasmé souligne l’importance de l’adversité mise à l’épreuve. La nature se laisse dévorer par l’architecture et l’industrialisation urbaine. L’humain n’y a plus sa place. Du corps à la pierre, du ciel au bitume, l’incroyable métamorphose nous absorbe et nous intègrent littéralement. Nous sommes projetés dans ces paysages-boyaux à la fois extérieurs et intérieurs. L’instant figé s’étire et se condense. Les repères ne sont plus fiables. Supplices et sensualité, pouvoirs et désirs se confondent et sont mis hors du temps. 


Dessins, photographies, peintures à l’huile, sculptures... Quel que soit le support, l’artiste laisse toute liberté à l'imprévu, à l'aléatoire du geste, refusant la maîtrise de toute direction qui mène à l'idée de l'œuvre finie.

« J’aime la précision dans le geste de l’art dit informel, le côté heuristique de la démarche, où le cheminement du processus créatif prend tout son sens. »

Elle cherche à préserver l’inattendu tout en le conduisant, saisissant les présences qui sans cesse lui échappent. Ses aventures entropiques sont guidées par le principe de sérendipité ; elles mènent à l’état de désordre et d’incertitude, d’accident et d’imprévu.

Le dessin est une catharsis pour engendrer le chaos. Les scénettes se renvoient les unes aux autres.  La signalétique des voies en travaux se décrypte sous les filtres de cyanotypes. L’urbanisme se concentre dans des éprouvettes. Les drapés recouvrent autant les architectures que les corps qui ne tiennent qu’à un fil. Autant de fantômes fragiles, boursouflés, doués de présences, de volumes et de reliefs. La végétation tente de persister dans ce recyclage dénaturalisé et re-territorialisé où l’on devine parfois les lignes des

Vedute et des Capricci. Les paysages italiens du 18e siècle semblent avoir trouvé avec Sophie Feldmar une nouvelle interprète. Dans cet anachronisme frappant les situations entre les puissants et les faibles se rejouent révélant la permanence de questionnements existentiels, du cycle du vivant et de son devenir. 


Les sensations deviennent incertaines. Les vibrations du motif mutent. Instabilité, contamination, saturation des lignes et des données, insertion de la couleur par endroit, transparence induite par la technique du crayon, le blanc comme partie intégrante... Ce magma créatif passé au mixeur engendre des formes et des situations extraordinaires. Il maintient le paradoxe de non-lieux, de hors-champs perceptifs.

« Je revendique la création d’espaces inutiles. » 

Absence, présence, lutte, abandon, le va-et-vient permanent et hallucinatoire préserve un certain vertige. La lévitation opère. Les espaces suspendus laissent diffuser le spleen d’un état transitoire. 


Ce tourment d’inhumanité se décryptent comme une contre quête de l’idéal, un cauchemar baudelairien déchiré entre les souffrances terrestres et les aspirations célestes. Il ne laisse pas apparaître de fin et porte en lui un rêve de totalité qui tire l’éternel du transitoire. Cette archéologie du futur élabore un procédé subtil de correspondances, d'échos, de progressions, de ruptures et d'oppositions. Une déconstruction signifiante qui s'élabore jusqu'à devenir le mirage d’une nouvelle existence aux réalités dispersées.  


Canoline Critiks. 


Diplômée de l'Ecole Nationale des Beaux-Arts de Lyon et de la section recherche de l'université Jean Monnet à Saint-Etienne. 
Professeur d'Arts Plastiques et d'Histoire de l'Art et Architecture contemporaine auprès d'étudiants en Design Graphique et Design d'Espace.

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